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L'écrivain d'eau douce
26 avril 2010

6 avril 1956

Au milieu de l'après-midi, on entend des détonations sourdes vers l'est. Une patrouille de légionnaires se fait accrocher par des félouzes à six bornes d'ici. J'ai même pas pu finir de chier avec ces conneries là! On arrive aux abords de la zone de combat. On est peut-être à deux kilomètres. On a pris position sur une crête, d'où on voit nettement les félouzes qui canardent les légionnaires depuis un flanc de montagne. Les topographes débarquent à la hâte leur matos de mon camion. Quatre canons sont braqués vers les assaillants. Puis, avant qu'on puisse tirer le moindre coup de feu, des crépitements très secs d'une mitrailleuse se font entendre derrière nous à deux cent mètres à peine. J'ai pas le temps de me retourner. Juste le temps de voir la tête d'un topographe exploser à côté de moi, dans un panache d'éclaboussures de cervelle, avant de m'allonger par terre. J'ai un petit bout de son cerveau collé entre mes lèvres. J'ose même pas le recracher tant je suis tétanisé. Plusieurs minutes s'écoulent au milieu des tirs de la mitrailleuse, avant que j'entende gueuler Polky. J'ai pas compris ce qu'il a dit, mais aussitôt après, des tirs de riposte ont éclaté de notre côté. Au bout de trente secondes, la mitrailleuse a cessé de tirer. -Ils sont barrés! C'est la voix du sergent Bayert. Il a essayé de prendre les assaillants à revers, mais n'a trouvé que des douilles et des traces de piétinement derrière un bosquet. -On a été vendus par les bergers. Y'a qu'eux qui savaient qu'on était dans le secteur. Ils nous ont suivi depuis le camp.    Ajoute le lieutenant Polky. Je me relève enfin, pour constater que c'est pas un, mais quatre cadavres qui gisent autour de moi. Tous affreusement déchiquetés. Moi, à part des litres d'hémoglobine sur mon treillis, j'ai pas une égratignure. -Putaingue! t'as riengue! T'as la baraka toa! Comme ils disent ici, heingue?!? Me dit Demez interloqué. Depuis toujours, j'ai eu la sensation étrange que quelqu'un, ou quelque chose, me fout la poisse, mais me protège en même temps. En juillet quarante-quatre, quand la Gestapo nous avait taupé à Courtemaille, j'avais vu deux camarades se faire exploser la cervelle, avant de réussir à me tirer et de m'en sortir vivant et libre, avec seulement quatre bastos dans le bras contre toute logique. Dix ans après, l'ors de la commémoration, ça me remuait encore les tripes et ça me tirait les larmes. Mais là, va savoir pourquoi, ça me fait rien. C'est peut-être parce que je connaissais à peine ces mecs, ou aussi peut-être parce que je me suis endurci. En face, les légionnaires ont pris le dessus sans l'aide de nos canons. Ils nous rejoignent. Nous, on a huit morts et dix blessés, dont deux graves. Eux, c'est pire. Quatorze cadavres et plus de vingt blessés. Un grand blond au regard bleu pâle, me demande une sèche avec un accent qui sent bon le pin des forêts profondes d' Europe centrale. C'est un polonais, du moins, c'est ce que je crois comprendre. Il a l'air d'avoir mal sur son brancard. Quand je lui demande ce qu'il a, il me répond juste «Doupa...doupa».  En voyant que je ne comprend pas ce qu'il baragouine, il se tourne pour me montrer son fessier à moitié arraché. Malgré l'horreur de sa blessure, il ne se plaint pas plus que ça! Vraiment des durs ces légionnaires! Des hélicos arrivent. Très vite, les blessés et les macchabées sont embarqués. Polky nous demande d'enterrer les cadavres des félouzes tués par les légionnaires. Le caporal Moyet se permet même de couper les oreilles d'un d'entre eux, et de les garder comme trophée. Polky nous ordonne même d'étaler du sable sur le sang. C'est beau les Aurès. On dirait un paysage de western. Nous, on est les cow-boys. On a même les chapeaux...                                                                                                                   

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